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Il est 20 heures 30, nous sommes en janvier. Il ne fait pas froid, mais une pluie fine tombe, fine mais continue, pénétrante. Une grosse goutte roule sur mon front, puis une deuxième, et une troisième. Je n’ai pas de mouchoirs, je m’essuie du revers de la main. Je veux être présentable.

Maintenant que je suis dans la bonne rue, je dois trouver l’adresse précise. Un peu plus tôt, j’y suis passé en voiture pour repérer les lieux, mais c’était en plein jour et dans l’obscurité, je ne reconnais plus rien. Je me souviens seulement d’une grille qu’il faut pousser.

Tout à l’heure, lorsque je me suis garé sur un parking désert, une voiture est venue stationner à quelques mètres de moi et un homme en est descendu. Il vient d’emprunter la même rue et j’entends ses pas derrière moi. Je ralentis. L’homme est de petite taille, assez corpulent. Si je ralentis, il ralentit, comme s’il cherchait à maintenir une certaine distance entre lui et moi. C’est peut-être un « alcoolique anonyme », peut-être pas. Seulement un homme qui rentre chez lui. Qui va retrouver sa femme, embrasser ses enfants, un homme pour qui tout va bien, qui n’a rien à combattre ! Dans la rue, nous sommes que tous les deux.

Voilà, j’y suis. Cette fois, je reconnais l’endroit. Il ne me reste plus qu’à pousser la grille et à passer sous le porche. J’arrive dans une cour et, dans ma grande naïveté, je cherche des yeux la pancarte qui me guidera vers la réunion des A.A. Et tant que j’y suis pourquoi pas une enseigne qui clignote dans la nuit avec deux A gigantesques et lumineux. Un panneau qu’on apercevrait de toute la ville ! Et pourquoi pas une hôtesse d’accueil au sourire éclatant, arborant sur la poitrine un badge avec le sigle Alcooliques Anonymes ! Je souris intérieurement, je me moque de moi. Je suis seul, il fait nuit et il pleut.

Un immeuble gris se dresse devant moi. On accède aux différents étages par une passerelle extérieure. Au premier, sur le côté droit du bâtiment, il y a de la lumière.

L’homme qui était tout à l’heure derrière moi, vient de me rejoindre dans la cour. Il a le pas tranquille, trop tranquille, presque hésitant. Tant pis, je me lance ! « Monsieur, s’il vous plait, je cherche les A.A. » Drôle de question sans doute, car il me regarde l’air étonné. Je reformule avec une plus grande précision : « je cherche les Alcooliques Anonymes ». Cela me fait bizarre de chercher des alcooliques dans la nuit, bizarre aussi de prononcer le mot « alcoolique », un peu comme si j’avais dit un gros mot à cet étranger qui ne me demandait rien. Pour toute réponse, il pointe le doigt vers le haut, là où la lumière dessine un petit rectangle. L’homme m’a déjà tourné le dos, comme s’il partait dans une autre direction, mais je le retrouverai un peu plus tard, assis en face de moi.

Je grimpe au premier étage et longe la passerelle dans un léger bruit de ferraille qui rompt le silence de la nuit. Le local d’où jaillit la lumière est entièrement vitré et avant d’entrer, je jette un rapide coup d’œil à l’intérieur. Histoire de me rassurer. Je peux encore faire demi-tour.

J’entre. Pour l’instant, il y a seulement trois personnes. Il faut dire que je suis arrivé un peu en avance. Juste ce qu’il faut pour ne pas entrer en pleine réunion et attirer sur moi tous les regards.

Les tables ont été disposées en rectangle afin que chacun puisse se faire face. Un homme et une femme me serrent la main, m’accueillent en déclinant leur prénom. Je fais de même. Un autre homme me tourne le dos, il prépare le café. Il semble concentré.

On me demande juste si c’est la première fois, je réponds oui. Moi qui parle facilement, je ne parle pas. Je suis très intimidé. Et que pourrais-je bien dire ?

Mais je marque une pause dans mon récit, car vous qui me lisez, cela doit vous paraître étrange que je poste un tel article sur un blog voué à l’écriture. En réalité, c’est une personne dont j’écris la vie qui m’a invité à faire cette démarche : assister à une réunion des Alcooliques Anonymes. Elle a connu les affres de la dépendance à l’alcool et m’a raconté que les A.A. l’avaient sauvée. Elle était arrivée au point de tomber dans la rue et d’être ramassée par les pompiers. Divorcée, exclue du monde du travail, une vie sentimentale en dents de scie, elle avait commencé par un verre d’alcool fort tous les soirs, cela lui faisait du bien, lui permettait de tenir le coup. Une façon de s’échapper ! Puis, au fil des jours, sa vie est devenue un enfer, pas seulement pour elle…mais aussi pour sa famille. Dès la première réunion, elle s’est arrêtée définitivement. Aujourd’hui, elle ne boit plus depuis 15 ans. Elle m’a parlé de réunions ouvertes auxquelles je pouvais assister. J’ai hésité un court instant, puis j’ai été séduit par cette idée car j’y voyais l’opportunité de mieux comprendre ce qu’elle avait vécu et de m’ouvrir sur un univers que je connaissais mal.

Nous nous sommes retrouvés une dizaine de personnes autour de la table et l’homme au café a rempli méthodiquement nos gobelets en plastique. Un homme commence : « je suis Jean, alcoolique ». Aussitôt, il précise : « mais ce n’est peut-être pas mon vrai prénom. Je peux m’appeler Joseph ou Michel ! » Tour à tour, d’autres prennent la parole, ils parlent de leur expérience, de leur vie, de leur journée, de leur philosophie, de leur abstinence, de leur rechute, de leurs joies, de leurs peines, et même de leur bonheur. Car on ne ressort pas triste d’une telle réunion, bien au contraire. Quand est venu mon tour, j’ai beaucoup hésité avant de parler. D’une part, je n’avais pas l’obligation de m’exprimer, mais surtout je me sentais comme le vilain petit canard dans cette communauté, presque un intrus. Je redoutais d’être considéré comme un voyeur qui viendrait se repaître du malheur de ses congénères. Mais rassuré par ces regards bienveillants, j’ai beaucoup parlé.

Cette réunion m’a fait prendre conscience que j’avais, malgré moi, bien des clichés vis-à-vis de l’alcoolisme, pire j’avais des préjugés, même si je m’en défendais. Pour moi alcoolique rimait avec ivrogne, pochard, nez rouge, visage tuméfié … cette image sommeillait dans mon subconscient, alors que je m’en croyais totalement libéré.

Autour de la table ne se trouvaient que des gens dignes, respectueux, tolérants, comme j’en ai rarement vus. À aucun moment je n’ai senti un jugement de la part d’un participant à l’égard d’un autre, mais au contraire une grande bienveillance, même si elle s’exprimait surtout par le silence. Il y a des silences qui rapprochent ! Je pense que cette réunion m’aura aidé à me débarrasser de mes préjugés définitivement. Peut-être une forme de thérapie, allez savoir !

Mais beaucoup plus qu’une réunion, ce fut une rencontre ! J’en ai retiré une belle leçon d’humanité. Le monde dans lequel je vivais n’était donc pas aussi glauque qu’on voulait bien me le faire croire à travers l’actualité, non, il y avait encore de la lumière dans le cœur des hommes. Jamais, je ne me suis senti aussi libre !

Peut-être avez-vous vécu une expérience similaire à la mienne ?  Peut-être êtes-vous sensible aux problèmes d’addiction en général ?

A bientôt,

Patrick du Boisbaudry